Lorenzaccio - Acte III - Scène 2

Au palais Strozzi.

Entrent PHILIPPE et PIERRE.

Pierre.

Quand je pense à cela, j’ai envie de me couper la main droite. Avoir manqué cette canaille ! un coup si juste, et l’avoir manqué ! À qui n’était-ce pas rendre service que de faire dire aux gens : Il y a un Salviati de moins dans les rues ? Mais le drôle a fait comme les araignées, — il s’est laissé tomber en repliant ses pattes crochues, et il a fait le mort de peur d’être achevé.

Philippe.

Que t’importe qu’il vive ? ta vengeance n’en est que plus complète.

Pierre.

Oui, je le sais bien, voilà comme vous voyez les choses. Tenez, mon père, vous êtes bon patriote, mais encore meilleur père de famille : ne vous mêlez pas de tout cela.

Philippe.

Qu’as-tu encore en tête ? Ne saurais-tu vivre un quart d’heure sans penser à mal ?

Pierre.

Non, par l’enfer ! je ne saurais vivre un quart d’heure tranquille dans cet air empoisonné. Le ciel me pèse sur la tête comme une voûte de prison, et il me semble que je respire dans les rues des quolibets et des hoquets d’ivrognes. Adieu, j’ai affaire à présent.

Philippe.

Où vas-tu ?

Pierre.

Pourquoi voulez-vous le savoir ? Je vais chez les Pazzi.

Philippe.

Attends-moi donc, car j’y vais aussi.

Pierre.

Pas à présent, mon père ; ce n’est pas un bon moment pour vous.

Philippe.

Parle-moi franchement.

Pierre.

Cela est entre nous. Nous sommes là une cinquantaine, les Ruccellai et d’autres, qui ne portons pas le bâtard dans nos entrailles.

Philippe.

Ainsi donc ?

Pierre.

Ainsi donc les avalanches se font quelquefois au moyen d’un caillou gros comme le bout du doigt.

Philippe.

Mais vous n’avez rien d’arrêté ? pas de plan, pas de mesures prises ? ô enfants, enfants ! jouer avec la vie et la mort ! Des questions qui ont remué le monde ! des idées qui ont blanchi des milliers de têtes, et qui les ont fait rouler comme des grains de sable sur les pieds du bourreau ! des projets que la Providence elle-même regarde en silence et avec terreur, et qu’elle laisse achever à l’homme, sans oser y toucher ! Vous parlez de tout cela en faisant des armes et en buvant un verre de vin d’Espagne, comme s’il s’agissait d’un cheval ou d’une mascarade ! Savez-vous ce que c’est qu’une république, que l’artisan au fond de son atelier, que le laboureur dans son champ, que le citoyen sur la place, que la vie entière d’un royaume ? le bonheur des hommes, Dieu de justice ! Ô enfants, enfants ! savez-vous compter sur vos doigts ?

Pierre.

Un bon coup de lancette guérit tous les maux.

Philippe.

Guérir ! guérir ! Savez-vous que le plus petit coup de lancette doit être donné par le médecin ? Savez-vous qu’il faut une expérience longue comme la vie, et une science grande comme le monde, pour tirer du bras d’un malade une goutte de sang ? N’étais-je pas offensé aussi, la nuit dernière, lorsque tu avais mis ton épée nue sous ton manteau ? Ne suis-je pas le père de ma Louise, comme tu es son frère ? N’était-ce pas une juste vengeance ? Et cependant sais-tu ce qu’elle m’a coûté ? Ah ! les pères savent cela, mais non les enfants. Si tu es père un jour, nous en parlerons.

Pierre.

Vous qui savez aimer, vous devriez savoir haïr.

Philippe.

Qu’ont donc fait à Dieu ces Pazzi ? Ils invitent leurs amis à venir conspirer, comme on invite à jouer aux dés, et les amis, en entrant dans leur cour, glissent dans le sang de leurs grands-pères1. Quelle soif ont donc leurs épées ? Que voulez-vous donc, que voulez-vous ?

Pierre.

Et pourquoi vous démentir vous-même ? Ne vous ai-je pas entendu cent fois dire ce que nous disons ? Ne savons-nous pas ce qui vous occupe, quand vos domestiques voient à leur lever vos fenêtres éclairées des flambeaux de la veille ? Ceux qui passent les nuits sans dormir ne meurent pas silencieux.

Philippe.

Où en viendrez-vous ? réponds-moi.

Pierre.

Les Médicis sont une peste. Celui qui est mordu par un serpent n’a que faire d’un médecin ; il n’a qu’à se brûler la plaie.

Philippe.

Et quand vous aurez renversé ce qui est, que voulez-vous mettre à la place ?

Pierre.

Nous sommes toujours sûrs de ne pas trouver pire.

Philippe.

Je vous le dis, comptez sur vos doigts.

Pierre.

Les têtes d’une hydre sont faciles à compter.

Philippe.

Et vous voulez agir ? cela est décidé ?

Pierre.

Nous voulons couper les jarrets aux meurtriers de Florence.

Philippe.

Cela est irrévocable ? vous voulez agir ?

Pierre.

Adieu, mon père ; laissez-moi aller seul.

Philippe.

Depuis quand le vieil aigle reste-t-il dans le nid, quand ses aiglons vont à la curée ? Ô mes enfants ! ma brave et belle jeunesse ! vous qui avez la force que j’ai perdue, vous qui êtes aujourd’hui ce qu’était le jeune Philippe, laissez-le avoir vieilli pour vous ! Emmène-moi, mon fils, je vois que vous allez agir. Je ne vous ferai pas de longs discours, je ne dirai que quelques mots ; il peut y avoir quelque chose de bon dans cette tête grise : deux mots, et ce sera fait. Je ne radote pas encore ; je ne vous serai pas à charge ; ne pars pas sans moi, mon enfant ; attends que je prenne mon manteau.

Pierre.

Venez, mon noble père ; nous baiserons le bas de votre robe. Vous êtes notre patriarche, venez voir marcher au soleil les rêves de votre vie. La liberté est mûre ; venez, vieux jardinier de Florence, voir sortir de terre la plante que vous aimez.

Ils sortent.

1. Voir la conspiration des Pazzi. (Note de l’auteur.)

Source : https://lesmanuelslibres.region-academique-idf.fr
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